6

Douaf rajusta ses bracelets. Il transpirait abondamment et les bijoux d’or massif glissaient sur ses poignets épais. Grand et voûté, il était affligé d’une physionomie ingrate qui lui donnait constamment l’air d’avoir avalé du vinaigre. Douaf avait conscience de ses défauts physiques, mais pendant de longues années il s’était consolé auprès d’une épouse fidèle et beaucoup plus jeune. Il avait quarante ans lorsqu’il avait fait sa demande au père, le marchand d’esclaves Pasinisou. Celui-ci était mort depuis longtemps. Méritrê avait seize ans, à l’époque – l’âge que sa fille Nofretka avait à présent.

Mais Méritrê n’était plus là : elle avait brisé ses rêves et ses illusions. Elle l’avait épousé pour ce qu’il représentait et non pour ses qualités. Il aurait voulu oublier le regard de crainte et de dégoût qu’elle avait fixé sur lui la nuit de leurs noces, lorsqu’elle l’avait vu dépouillé de ses vêtements somptueux, dont la coupe camouflait savamment sa difformité. Sans eux, sans ses bijoux et sa perruque, il paraissait dix ans de plus. Ses articulations noueuses et déformées rendaient l’imposture encore plus cruelle.

Mais il était un homme à poigne et il avait su imposer sa volonté à sa jeune épouse. Ou, tout simplement, elle s’était habituée à lui. Sur son visage, dont chacune des expressions s’était gravée en Douaf comme au fer rouge, l’horreur avait fait place à la résignation, puis à l’ennui. Bien sûr, ces derniers mois, une lueur nouvelle était apparue dans les yeux de Méritrê. De corps, elle était encore sienne, mais le cœur qui palpitait dans sa poitrine était enfin libre et s’était attaché ailleurs. Maintenant elle n’était plus là. Douaf se rappela le temps où ils étaient si proches, à la naissance de Nofretka. Méritrê l’aimait, alors. Du moins l’avait-il cru.

Il montrait envers sa fille la même possessivité. Il n’envisageait pas d’épouser Nofretka – brisé par l’infidélité de Méritrê, il n’avait aucun désir de renouveler l’expérience de l’amour conjugal. Il trouvait toujours des prostituées pour le satisfaire quand Min frémissait en lui, et il s’en contenterait tout le reste de sa vie ici-bas. Dans les Champs d’Éarrou, il retrouverait Méritrê et la traînerait devant ses juges, qui la précipiteraient dans les fosses bouillonnantes de l’enfer. Par souci des convenances, il avait fait exécuter une statue pour elle, mais il comptait bien laisser son ka mourir de faim. Il le forcerait à boire de l’urine faute de bière et d’eau, à manger du sable faute de pain. Elle avait commis une trop lourde erreur en le trompant.

Nofretka, par bonheur, avait hérité la beauté de sa mère. Le nez seul était celui de Douaf, mais plus petit et délicat dans son visage ovale, encadré de boucles d’un brun profond, presque noir. Quelquefois, sa présence le troublait, surtout lorsqu’elle apparaissait à l’improviste. Elle lui rappelait trop sa mère. Mais il savait que ses tourments s’estomperaient avec le temps. Ceux-ci étaient dus à la rage, à la souffrance. Ce n’était pas des blessures d’amour. Méritrê n’était plus là, et s’il lui arrivait de le regretter, c’était seulement parce qu’il ne pourrait plus lui infliger une torture à la mesure de sa trahison. Dans son vieil âge, Douaf était parvenu à la conclusion que, loin d’être la fidèle compagne de l’homme, la femme était sa pire ennemie. On la croyait fragile quand elle était de bronze. Elle était capable de vous conduire sur une falaise et de vous précipiter dans le vide avant même que vous y preniez garde. Après quoi, sans un regard en arrière, elle s’éloignait avec l’homme pour lequel elle vous avait trahi. Elle profitait de vous tant qu’elle pouvait, et puis elle vous quittait.

Mais Douaf ne punirait pas la fille pour le péché de la mère. Il n’était pas aveugle. Il avait bien vu les yeux de Nofretka lorsqu’elle contemplait Héby. Maintenant, Héby était mort, lui aussi. Un autre danger écarté, grâce aux dieux. Puisse Seth engloutir Héby et Méritrê ! Douaf préserverait Nofretka jusqu’au jour où il pourrait la marier profitablement. Les femmes ne servaient qu’à cela. Elles étaient toutes mauvaises – des créatures de la nuit. Il suffisait de voir comment le goût des très jeunes filles avait détourné Ipour du droit chemin. Le grand prêtre avait même tenté sa chance avec Nofretka. Au premier avertissement de Douaf, il avait renoncé et les choses en étaient restées là. La petite n’en était pas morte, après tout ! Heureusement, sinon Douaf aurait été contraint de chercher vengeance. Il eût été dommage de rompre une relation d’affaires si lucrative, surtout à cause d’une femme.

Le marchand bouillait de colère en tentant de chasser Méritrê de ses pensées. Il la revoyait, mince et délicate, avec ses grands yeux et ses lèvres pleines. Et ses cheveux, si fins, si lisses, qu’il les avait toujours préférés à une perruque. Ses bras, frêles comme ceux d’une enfant… le duvet impalpable sur ses joues… Comme elle s’était blottie contre lui ! Pendant la brève période où il avait cru qu’elle l’aimait, comme elle l’avait embrassé, quels charmes elle avait déployés !… Jamais il ne connaîtrait plus rien de pareil. Tout cela n’avait été que mensonge et duplicité. Elle lui avait fait goûter au paradis avant de le jeter en enfer. Il aurait voulu qu’elle fût encore en vie, afin de pouvoir la tuer.

Douaf savait que sa fille se réjouissait de la mort d’Ipour. On l’entendait chantonner tout bas. De la femme de chambre, il avait appris qu’à cette nouvelle, elle avait enfin dormi tout son soûl, d’un sommeil profond et paisible. Comme sa mère, elle avait gardé un corps d’adolescente, dont la gracilité lui rappelait douloureusement des plaisirs, des espoirs qui lui avaient été arrachés. Jamais il ne réfléchissait aux raisons qui avaient poussé Méritrê à le tromper. Il n’imaginait pas qu’elle avait enfin trouvé une oasis dans le désert de sa vie. Il ne pouvait que nourrir sa rancœur comme un bon fermier veille sur son blé, le regardant monter en herbe, puis dorer et mûrir, prêt pour la fenaison.

À certains égards, il enviait Ipour. Celui-ci avait su s’affranchir des limites qui retenaient Douaf et s’était vengé de ce sexe maudit. Mais s’il avait fait cela à Nofretka… Harcelé par ses pensées, le marchand se secoua comme un chien, un vieux chien au soleil tourmenté par les puces.

Il remarqua soudain sa fille, par la fenêtre. Elle traversait la cour, en bas, à l’ombre des plantes grimpantes dont il n’avait jamais su le nom, mais que sa femme avait entretenues avec tant d’amour. Il aurait dû les faire arracher ! Les faire brûler ! S’il ne l’avait pas ordonné, c’est que leur absence aurait donné à la cour une laideur voisine de la sienne lorsqu’il était nu. Douaf regarda sa fille se promener lentement, la tête penchée sur une fleur qu’elle venait de cueillir, une fleur blanche au cœur jaune. Il prit subitement conscience qu’un autre l’observait, derrière la colonnade entourant la cour. Méten, son scribe ! Il épiait Nofretka… ! Douaf ne pouvait distinguer son expression car son visage était dans l’ombre, mais il céda à un sentiment proche de la panique, comme s’il était témoin d’un naufrage. Enfant, il avait vu, impuissant, une vague gigantesque submerger un bateau de pêche. Les hurlements des marins résonnaient encore à ses oreilles, comme dans un cauchemar.

Pourquoi se serait-il soucié de la petite ? Ce n’était pas dans ses habitudes. Tout bien considéré, Méten constituait un excellent parti. Son père ayant disparu, il avait toutes les chances de devenir un des puissants de la cité. Les fortunes combinées de leurs deux familles feraient des petits-enfants de Douaf les maîtres de la ville. Évidemment, Sénofer devait être pris en compte ; il hériterait au moins d’une demi-part ; mais, malgré tout… Des pensées importunes revinrent le tarauder. Méten savait-il ce que son père avait fait à Nofretka ? La chose avait été étouffée. Quelle catastrophe pour les affaires si Ipour avait été dénoncé ! Le cercle sacré aurait été brisé. Pourtant, quelqu’un l’avait tué, quelqu’un qui était au courant, à en juger par la fureur avec laquelle il avait frappé. Était-ce Méten ? L’amour familial avait peu de place dans la maison du grand prêtre.

Et cependant, Douaf en était sûr, désormais : c’était Méten, et non Héby, qui avait abusé sa confiance en lui volant sa femme. Il serra les poings si fort que ses ongles pointus entamèrent ses paumes. Mais il se domina. Il ne se laisserait pas emporter, non : il attendrait son heure. Il saurait, le moment venu, savourer pleinement sa vengeance. Que Méten s’élève ! Sa chute n’en serait que plus dure.

Le jeune homme souffrait-il de la disparition de Méritrê ? Mais non, elle n’était même pas digne de cet honneur. Douaf observa Méten, qui s’avançait en plein soleil, un sourire niais aux lèvres. Nofretka avait disparu de son champ de vision. Douaf recula, consterné. Il s’installa à son bureau et appela un serviteur pour réclamer son scribe. Méten allait avoir du travail – beaucoup de travail. Lui aussi était au cœur du complot. Douaf froissa ses papiers, se força à attribuer un sens aux chiffres alignés en colonnes rouges et noires sous ses yeux. Mais sa vue se troublait, il se sentait sur des charbons ardents. Il eût donné n’importe quoi pour trouver l’apaisement.

 

Huy ne pouvait croire que dix jours – une semaine entière – avaient passé depuis son arrivée. De toute évidence, il ne s’habituait pas à cette ville et son désir de la quitter allait grandissant. Certes, le scribe y trouvait quelques motifs de consolation. D’une part, il se rendait compte que Senséneb lui manquait, mais c’était peut-être une simple affaire de comparaison, la compagnie de son épouse valant mieux que celle qu’on lui offrait ici. De l’autre, plus il voyait Aahmès, plus il se félicitait d’avoir divorcé. Ils avaient eu trois entretiens, avec chaque fois un peu moins d’espoir de retrouver leur fils. La première fois que Huy avait revu son ex-épouse, il avait senti en elle quelque chose de familier et de rassurant qui, après toutes les vicissitudes de son existence, lui avait fait du bien. Mais ce n’était au fond que de la faiblesse, une façon de se complaire dans la nostalgie. En réalité, il n’avait pas de racines. Autant l’accepter.

Il ne voulait plus penser qu’à ce qui était arrivé à Héby et à Ipour. Ce qu’il apprendrait ne lui plairait peut-être pas, mais il ne lui restait que cette voie. Il sentait bien qu’il tentait d’occulter la quête véritable de sa vie, celle qui l’eût mené à sa propre vérité. Durant ses années de tourmente, Huy s’était perdu. Il allait à la dérive, comme un bateau sans gouvernail sur le Fleuve. Il ne pouvait plus s’accrocher à des convictions temporaires, à des divinités éphémères. Un naufragé parvient à surnager en s’accrochant à des épaves, mais seulement pour un temps. S’il veut survivre, il doit regagner la terre ferme.

Huy détestait cette chaleur moite si singulière. Il prenait son bain et se changeait jusqu’à cinq fois par jour, et malgré tout cela ne suffisait pas. Où qu’il aille, une douleur sourde palpitait sous son crâne ; même au plus noir de la nuit, quand il cherchait en vain le repos, elle ne le quittait pas. Néanmoins, il persévérait dans cette enquête dont il avait fait une affaire personnelle. Il ne se résignerait pas à partir tant qu’il n’aurait pas élucidé ces mystères. Le peu qu’il avait appris sur Ipour ne le lui rendait guère sympathique. Quant à Héby, il restait à ses yeux le tout petit enfant qu’il avait connu quinze ans plus tôt. Le vrai Héby était une abstraction, un visage aux traits flous, un être qui, même vivant, n’existait pas pour lui. Assurément, celui qu’il rencontrerait peut-être un jour ne serait pas celui qu’il voyait dans son cœur.

La visite qu’il s’apprêtait à rendre le mettait mal à l’aise, sans compter qu’il avait pratiquement dû en arracher l’autorisation à Sénofer. Pour s’encourager, il serra fermement entre ses doigts l’œil-oudjat qu’il gardait toujours au cou. Cette amulette lui avait été donnée par son père, qui avait depuis longtemps rejoint les Champs d’Éarrou. Elle était lisse à force d’être portée, car elle protégeait sa famille depuis cinq générations.

Sénofer avait averti le scribe que sa mère ne lui serait d’aucun secours. Depuis la mort cruelle de son époux, elle vivait prostrée. Huy en conclut que c’était soit une femme fragile, soit une bonne comédienne – l’un n’excluant pas l’autre.

Il était venu seul et à pied, en dépit de la chaleur torride, modérant son allure pour éviter de transpirer. Il avait besoin de réfléchir, mais son malaise empêchait toute idée constructive. Le bruit incessant des vagues, tel le souffle massif, régulier et inexorable d’Apopis, lui vrillait les tympans. Son rythme scandait l’abominable passage du temps. Huy tentait de se concentrer sur la tâche qui l’attendait, mais il était las et des gouttelettes de sueur tombaient dans ses yeux.

Enfin, il arriva à destination. C’était une maison haute, légèrement en retrait de la route, mais sans jardin à l’avant. La façade fraîchement repeinte faisait paraître les bâtiments voisins encore plus sordides et décrépis. La porte, elle aussi, avait reçu une nouvelle couche de vernis, et ses garnitures en bronze rutilaient au soleil. Huy hésita, mais il était attendu. Ce n’était pas le moment de se dérober.

Il frappa légèrement à la porte à l’aide de sa canne. En lieu et place d’un portier, une jeune femme lui ouvrit et, sans mot dire, le fit entrer dans une salle sombre et fraîche. Dans la pénombre, les dieux domestiques le fixèrent lugubrement de leurs yeux de pierre, du haut de leur niche. Il suivit la jeune femme le long d’un étroit couloir, qui décrivait des coudes dans les profondeurs de la maison, pour déboucher dans une pièce rectangulaire ouvrant, au nord, sur une terrasse surplombant la mer. Rien que du vert jusqu’à perte de vue, un bouillonnement pailleté d’or par le soleil, qui se ruait en avant, blessant les yeux de Huy après l’obscurité de la maison. Sur une table d’ébène, craquelée et desséchée par l’air marin, on avait préparé une cruche de vin, du pain blanc, et des dattes dans une assiette dorée. Une grande femme élancée se leva pour accueillir le visiteur.

Inclinant la tête, il prit la main qu’elle lui tendait, la sentant moite et molle dans la sienne. Ioutenheb avait un visage allongé où Huy reconnut le nez aquilin et les lèvres épaisses de Sénofer. Il observa les yeux un peu trop écartés, à l’expression triste et lointaine. La coûteuse perruque tressée de mèches de deux nuances, entremêlées de perles d’or et d’argent, était posée légèrement de travers. Ioutenheb portait une robe couleur d’aigue-marine et un large collier d’or. Ses oreilles, ses mains et ses bras étaient nus. Sur ses épaules, Huy remarqua comme un voile impalpable de sueur.

Ioutenheb arborait une expression de bienvenue, mais, visiblement, elle espérait que cet entretien serait bref.

Huy l’espérait tout autant.

Ils firent échange de politesses, chacun déplorant le deuil de l’autre. Quand Huy exprima l’espoir qu’elle trouverait le réconfort auprès de ses fils, elle se rembrunit et murmura une réponse incohérente avant de servir le vin. Elle vida sa coupe d’un trait et attendit impatiemment qu’il eût fini la sienne pour les remplir à nouveau. Enfin, se tournant vers la servante qui attendait dans un coin, elle lui enjoignit de les laisser.

« Je ne supporte plus aucune compagnie, expliqua-t-elle à Huy.

— Je ne t’imposerai pas ma présence plus que nécessaire.

— Au moins, toi, tu es nouveau ! Tu viens d’ailleurs ! dit-elle en agitant une longue main osseuse. Je n’aurais jamais cru que je finirais ici. Moi aussi, je vivais autrefois dans la capitale du Sud. Mes rêves sont morts presque avant ma beauté… Pardonne-moi ! se reprit-elle en lui adressant un pâle sourire. J’ai l’air d’encourager les compliments.

— Tu n’en as pas besoin.

— Es-tu un courtisan ? interrogea-t-elle de but en blanc.

— Non. Mais tu connais la raison de ma présence.

— Oui, soupira-t-elle avec lassitude. Kamosé veut que tu découvres qui a tué Ipour. Je suis sûre que tu préférerais consacrer ton temps à chercher ton fils.

— Je dois accomplir mon devoir. Si je suis ici, c’est parce que le roi tolère mon absence.

— Tu dis vrai. Nous sommes tous là parce que quelqu’un le tolère. »

Elle le sonda des yeux, puis un léger sourire se forma sur ses lèvres et la transfigura. Elle était redevenue celle qu’elle était jadis, une femme séduisante et intelligente, dotée d’un sens aigu de l’ironie. Cette personne-là n’avait pas totalement cessé d’exister ; on eût plutôt dit qu’en elle, la flamme s’était éteinte.

« Le mieux que je puisse faire pour t’aider, c’est me montrer franche, poursuivit-elle. Je devine que tu commences déjà à former une opinion à mon sujet. Permets-moi de devancer tes questions. »

Parfaitement maîtresse d’elle-même, elle l’invita à s’asseoir d’un gracieux mouvement du bras, puis elle agita une clochette. La servante réapparut et proposa à Huy de la nourriture et du vin, qui était frais et sec.

« De Kharga, précisa Ioutenheb. C’est de là que je viens, et là que je m’en retournerai. Plus rien ne me retient, maintenant que mon époux est mort.

— Mais… et tes fils ? » s’étonna le scribe.

Elle le regarda comme si elle ne jugeait pas nécessaire de répondre, mais après réflexion elle expliqua :

« Ils sont capables de se passer de leur mère. D’ailleurs, ils ont rarement eu besoin de moi. Pas depuis l’enfance, et encore ! On me les a enlevés après trois cycles de saisons. Du moins, il me reste la consolation que ce n’est pas entièrement ma faute s’ils ont tourné ainsi.

— Qu’y aurait-il à leur reprocher ?

— Un homme de ton intelligence me comprendra sûrement à demi-mot. De plus, scribe en chef Huy, il ne convient pas qu’une mère dénigre ses enfants. »

Nonchalante, mais conservant l’élégance dont tous ses gestes étaient empreints depuis qu’elle avait décidé d’aimer Huy, elle s’interrompit pour avaler quelques gorgées. Le regard qu’elle posait sur lui était presque caressant.

« Tu es fort et bien bâti. Moi, j’ai passé ma vie auprès d’un gringalet.

— C’est m’accorder trop d’honneur, et trop peu à ton époux, répondit Huy non sans embarras.

— On ne pourrait faire trop peu d’honneur à Ipour.

— Pourtant, tu as passé de longues années à ses côtés.

— Oui, beaucoup trop. Songe que je lui ai donné vingt-cinq ans de ma vie ! J’étais issue d’une famille fortunée. Mon père est propriétaire viticole. Ipour s’est considérablement enrichi en m’épousant.

— Pourquoi es-tu restée ?

— Par habitude. Par paresse. Par lâcheté. Et puis, le temps a passé.

— À présent, tu es libre.

— Oui. Mais qui voudra de moi ? Je ne suis plus qu’une coquille vide et desséchée.

— Non, voyons, c’est ridicule !

— Voudrais-tu de moi ? »

Pris de court, Huy répondit :

« Je suis un homme marié.

— Dommage. »

Ioutenheb but délicatement une gorgée de vin avant de poursuivre :

« Des années durant, j’ai eu envie de partir tout en me sentant coupable de le vouloir. Autrefois, on m’a répété un principe de stratégie militaire : Mieux vaut l’erreur que l’hésitation, car un territoire peut toujours se reconquérir ; la seule chose perdue à tout jamais, c’est le temps. J’ai ressassé cette idée pendant des années sans en suivre le conseil. Cependant, les dieux m’ont enfin prise en pitié.

— Quelle est ta divinité d’élection ? »

Elle fut surprise de cette question, mais lui répondit sans hésiter :

« Sechat, la déesse de l’écriture. Cela n’est sans doute pas pour te déplaire ! Mais avant, je portais un culte à Aton.

— Et tu l’avoues ouvertement ?

— Allons ! fit-elle, avec un petit geste d’impatience. Je connais ton passé. Et si Aton est encore hors la loi, c’est simplement pour la forme. Plus personne ne s’en soucie. Son culte est mort, refoulé dans le désert.

— Cela ne signifie pas obligatoirement qu’il soit mort.

— Attention, Huy ! l’avertit-elle, un sourire espiègle aux lèvres. Tu tiens des propos séditieux. Je pourrais te dénoncer.

— Connaissais-tu Héby ?

— Un peu. Pendant quelque temps, il a paru très ami avec mes fils, mais ils restaient entre hommes.

— Héby connaissait-il Ipour ?

— Comme on connaît le père de ses amis. Je ne crois pas qu’ils aient échangé davantage que des banalités.

— Il y a longtemps que tu vis ici ? demanda Huy.

— Depuis la mort de mon époux. Mes fils accaparent toute notre demeure. Mais je ne l’ai jamais considérée comme mon foyer. Chez moi, c’est ici. Je ne vendrai pas cette maison quand je partirai pour Kharga, et mes domestiques y resteront. J’aime à penser que je reviendrai peut-être un jour, que je n’ai pas été vaincue par cette ville. Mais j’en doute, car, en réalité, elle m’a bel et bien battue. Tu vois ? Je continue à me bercer d’illusions. Peut-être est-ce tout ce qui me reste. »

Huy se cala contre son dossier. Il se sentait étrangement à l’aise avec cette femme. La pièce où ils se trouvaient était dépourvue de frise ornementale, mais les plantes vertes y poussaient à foison, visiblement entretenues avec soin. Elles auraient recueilli l’approbation de Senséneb. Les meubles eux aussi étaient simples, mais raffinés, en bois précieux un peu abîmé par l’air salé. Le visage d’Ioutenheb était marqué d’une multitude de rides minuscules, qui la vieillissaient et en même temps masquaient son âge. Elle était probablement de la même génération que Huy.

« Pourquoi as-tu épousé un prêtre ?

— Je ne sais pas. Il y a quelque chose de répugnant dans un corps d’homme entièrement lisse. Ipour se faisait raser deux fois par jour. Même du temps où il partageait mon lit, ce rituel intervenait avant l’heure du coucher. Mon époux ne commettait jamais de geste spontané. Sa vie suivait une voie tracée d’avance, où chaque moment du jour était abordé sans crainte ni surprise. »

Se ressaisissant, elle ordonna d’un geste à la servante de remplir leurs coupes.

« Mais je n’ai pas répondu à ta question. Je l’ai épousé parce qu’il était intelligent et qu’un brillant avenir s’ouvrait à lui. Il était de bonne famille. De mon côté, j’avais parfait mon éducation dans la capitale du Sud. Mon père m’y avait envoyée afin que j’y apprenne l’écriture et les mathématiques, car, étant sa fille unique, je devais hériter des vignes.

— Et, quoi qu’il arrive, tu en hériteras un jour.

— Oh, oui ! Sois-en sûr », répondit-elle avec une ironie contenue.

Huy se demanda, sans formuler sa question à voix haute, si Sénofer et Méten en hériteraient à leur tour. Cela semblait loin d’être certain.

« Le trouvais-tu séduisant, au début ?

— Sans doute. Nous avons eu deux fils. Je n’avais pas connu d’homme, avant lui, et je ne l’ai jamais trompé. Cela reste un de mes grands regrets. »

Sans relever cette remarque, Huy se borna à constater :

« Sa mort ne t’inspire donc aucune tristesse.

— Je n’ai pas vraiment l’air d’une veuve éplorée, n’est-ce pas ? »

Ioutenheb se pencha pour prendre une datte, changea d’avis et posa son bras blanc sur l’accoudoir noir de son siège.

« Mais je suis triste de ne pas l’avoir quitté, et je m’en veux d’avoir continué à vivre avec lui après avoir découvert sa vraie nature. Ces remords me poursuivront jusqu’à mon dernier jour.

— Pourquoi ? Qu’a-t-il commis de si grave ?

— C’était un monstre. J’étais tellement loin de me douter… Pendant nos deux premières années, nous formions un couple heureux. Il se montrait attentif et prévenant. Ce n’était pas un amant passionné, tant s’en faut ! Mais j’étais amoureuse, je suppose. Je me disais qu’il finirait par surmonter sa timidité et deviendrait véritablement mon époux. J’ignorais que sa froideur n’était pas due à la timidité. Simplement, il n’éprouvait pour moi aucune attirance physique. Tu ne peux imaginer combien d’années cela m’a pris pour le comprendre, et combien d’autres pour l’accepter. »

Sur le coup, Huy ne trouva rien à lui répondre. Toutes ces années gâchées avaient-elles passé, comme pour lui, aussi rapidement que le cours du Fleuve, sauf quand on s’apercevait, avec un choc, de la longueur du temps écoulé ? On s’habituait à son malheur et l’on en venait à s’en accommoder. Celui-ci finissait par faire si bien partie de la vie que sans lui, on se serait senti désemparé ; sa familiarité réconfortait. Ioutenheb connaissait-elle ce sentiment ? Huy le subodorait. Il pressentait aussi qu’il s’était trompé sur son compte. Au plus profond d’elle-même, les braises ensevelies sous les cendres conservaient assez de chaleur pour rallumer un feu.

« En quoi était-il un monstre ? » interrogea-t-il.

Elle tourna la tête vers Huy, les yeux encore dans le vague. Peut-être n’avait-ce été qu’une façon de parler, de suggérer simplement qu’elle et son époux ne se supportaient pas. Les gens du peuple connaissaient-ils ces difficultés, ou était-ce l’éducation qui les entraînait dans son sillage ? Cette sorte de souffrance et d’affliction n’étaient-elles pas, à tout prendre, une forme de privilège ?

« Tu as bien dit que c’était un monstre, insista le scribe.

— Oui, et je pèse mes mots. »

La cité de la mer
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